Les côtés obscurs du temps

Les côtés obscurs du temps

La quête de l’horloge nucléaire donne naissance à une nouvelle méthode de détection de la matière noire.

Depuis près d’un siècle, les scientifiques du monde entier recherchent la matière noire, une substance invisible qui constituerait environ 80 % de la masse de l’univers et qui serait nécessaire pour expliquer divers phénomènes physiques. De nombreuses méthodes ont été utilisées pour tenter de détecter la matière noire, depuis la production de particules dans des accélérateurs jusqu’à la recherche de rayonnements cosmiques qu’elle pourrait émettre dans l’espace. Pourtant, à ce jour, on en sait encore très peu sur les propriétés fondamentales de cette matière. Bien qu’elle agisse en arrière-plan, la matière noire aurait une influence sur la matière visible, mais de manière si subtile qu’il est actuellement impossible de la mesurer directement.


(de gauche à droite) Dr Wolfram Ratzinger, Prof. Gilad Perez, Dr Fiona Kirk et Chaitanya Paranjape
(de gauche à droite) Dr Wolfram Ratzinger, Prof. Gilad Perez, Dr Fiona Kirk et Chaitanya Paranjape

Les scientifiques pensent que si une horloge nucléaire est mise au point – une horloge qui utilise le noyau atomique pour mesurer le temps avec une extrême précision –, même les plus infimes irrégularités dans son tic-tac pourraient révéler l’influence de la matière noire. L’année dernière, des physiciens en Allemagne et au Colorado ont fait une percée vers la construction d’une telle horloge, en utilisant l’élément radioactif thorium-229. Lorsque les chercheurs du groupe de Physique Théorique du professeur Gilad Perez, à l’Institut Weizmann des Sciences, ont pris connaissance de cette avancée, ils y ont vu une nouvelle opportunité de faire progresser la recherche sur la matière noire, avant même qu’une horloge nucléaire pleinement fonctionnelle ne devienne réalité. En collaboration avec l’équipe allemande, ils ont récemment publié une étude dans Physical Review X proposant une nouvelle méthode pour détecter l’influence de la matière noire sur les propriétés du noyau du thorium 229.

Tout comme il faut pousser un enfant sur une balançoire au bon moment pour maintenir un mouvement fluide et régulier, un noyau atomique a également une fréquence d’oscillation optimale, connue en physique sous le nom de fréquence de résonance. Un rayonnement à cette fréquence précise peut faire « osciller » le noyau comme un pendule entre deux états quantiques : un état fondamental et un état de haute énergie. Dans la plupart des matériaux, cette fréquence de résonance est élevée, ce qui nécessite un rayonnement puissant pour exciter le noyau. Mais en 1976, des scientifiques ont découvert que le thorium 229, un sous-produit du programme nucléaire américain, constituait une rare exception. Sa fréquence de résonance naturelle est suffisamment basse pour être manipulée par la technologie laser standard à l’aide d’un rayonnement ultraviolet relativement faible. Cela a fait du thorium 229 un candidat prometteur pour le développement d’une horloge nucléaire, dans laquelle le temps est mesuré par le « balancement » du noyau entre des états quantiques, comme un pendule dans une horloge traditionnelle.

Cependant, les progrès sur l’horloge nucléaire ont été bloqués dès la première étape, lorsque les scientifiques ont tenté de mesurer la fréquence de résonance du thorium 229 avec la plus grande précision possible. Pour déterminer la fréquence de résonance d’un noyau, les physiciens le bombardent avec un laser à différentes fréquences et observent la quantité d’énergie qu’il absorbe ou émet lors de la transition entre les états quantiques. À partir de ces résultats, ils construisent un spectre d’absorption, et la fréquence qui provoque le pic d’absorption est considérée comme la fréquence de résonance du noyau.

Un cristal de fluorite contenant des atomes de thorium 229, un élément radioactif. Il a été utilisé pour mesurer avec précision le spectre d'absorption des noyaux atomiques à l'Institut national de métrologie allemand (PTB).
Un cristal de fluorite contenant des atomes de thorium 229, un élément radioactif. Il a été utilisé pour mesurer avec précision le spectre d’absorption des noyaux atomiques à l’Institut national de métrologie allemand (PTB). Auparavant, les chercheurs devaient piéger un petit nombre de noyaux atomiques lors de chaque expérience et les tester avec une seule fréquence de rayonnement à la fois, ce qui rendait les mesures précises extrêmement longues. Dans l’expérience du PTB, les chercheurs ont utilisé un cristal contenant environ un quadrillion ( un million de milliards) d’atomes, ce qui a permis d’effectuer de nombreuses mesures simultanément à l’aide de faisceaux laser très précis. Crédit : PTB

Pendant près de cinq décennies, les scientifiques n’ont pas été en mesure de mesurer la fréquence de résonance du thorium 229 avec une précision suffisante pour construire une horloge nucléaire, mais l’année dernière a été marquée par deux avancées majeures. Tout d’abord, un groupe de l’Institut national de métrologie allemand (PTB) a publié des mesures relativement précises. Quelques mois plus tard, une équipe de l’université du Colorado a publié des résultats plusieurs millions de fois plus précis.

« Nous avons encore besoin d’une plus grande précision pour développer une horloge nucléaire, explique le Prof. Perez, mais nous avons déjà identifié une opportunité d’étudier la matière noire. » Il explique : « Dans un univers composé uniquement de matière visible, les conditions physiques et le spectre d’absorption de tout matériau resteraient constants. Mais comme la matière noire nous entoure, sa nature ondulatoire peut modifier subtilement la masse des noyaux atomiques et provoquer des changements temporaires dans leur spectre d’absorption. Nous avons émis l’hypothèse que la capacité à détecter avec une grande précision les écarts infimes dans le spectre d’absorption du thorium 229 pourrait révéler l’influence de la matière noire et nous aider à étudier ses propriétés. »

Les calculs théoriques effectués par l’équipe, dirigée par le Dr Wolfram Ratzinger du groupe du Prof.  Perez et d’autres post-doctorants, ont montré que les nouvelles mesures pouvaient détecter l’influence de la matière noire même si celle-ci était 100 millions de fois plus faible que la gravité, une force qui est elle-même faible et qui nous échappe dans notre vie quotidienne. « C’est une région où personne n’a encore cherché de matière noire », explique le Dr. Ratzinger. « Nos calculs montrent qu’il ne suffit pas de rechercher des variations de la fréquence de résonance. Nous devons identifier les changements sur l’ensemble du spectre d’absorption pour détecter l’effet de la matière noire. Bien que nous n’ayons pas encore trouvé ces changements, nous avons jeté les bases pour les comprendre lorsqu’ils apparaîtront. Une fois que nous aurons détecté une déviation, nous pourrons utiliser son intensité et la fréquence à laquelle elle apparaît pour calculer la masse de la particule de matière noire responsable. Plus loin dans l’étude, nous avons également calculé comment différents modèles de matière noire affecteraient le spectre d’absorption du thorium 229. Nous espérons que cela permettra finalement de déterminer quels modèles sont exacts et de quoi est réellement composée la matière noire. »

(de gauche à droite) Prof. Perez, Kirk, Dr. Ratzinger et Chaitanya Paranjape. Des expérimentateurs en science quantique collaborent avec des physiciens nucléaires et des théoriciens de la physique des particules.
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de gauche à droite) Prof. Perez, Kirk, Dr. Ratzinger et Chaitanya Paranjape. Des expérimentateurs en science quantique collaborent avec des physiciens nucléaires et des théoriciens de la physique des particules.

Pendant ce temps, des laboratoires du monde entier continuent d’affiner la mesure de la fréquence de résonance du thorium 229, un processus qui devrait prendre des années. Si une horloge nucléaire est finalement mise au point, elle pourrait révolutionner de nombreux domaines, notamment la navigation terrestre et spatiale, les communications, la gestion des réseaux électriques et la recherche scientifique. Les dispositifs de mesure du temps les plus précis à l’heure actuelle sont les horloges atomiques, qui reposent sur l’oscillation des électrons entre deux états quantiques. Elles sont très précises, mais présentent un inconvénient majeur : elles sont sensibles aux interférences électriques de l’environnement, qui peuvent affecter leur régularité. Les noyaux atomiques, en revanche, sont beaucoup moins sensibles à ces perturbations.

« En matière de matière noire, explique le Prof. Perez, une horloge nucléaire à base de thorium 229 serait le détecteur ultime. À l’heure actuelle, les interférences électriques limitent notre capacité à utiliser des horloges atomiques dans nos recherches. Mais une horloge nucléaire nous permettrait de détecter des écarts infimes dans son tic-tac, c’est-à-dire de minuscules variations de fréquence de résonance, qui pourraient révéler l’influence de la matière noire. Nous estimons qu’elle nous permettrait de détecter des forces 10 000 milliards de fois plus faibles que la gravité, offrant une résolution 100 000 fois supérieure à celle dont nous disposons actuellement dans notre recherche de la matière noire. »

 

La Science en Chiffres

Selon un modèle de référence, la matière noire serait constituée d’innombrables particules dont la masse serait au moins 1.000.000 fois inférieure à celle d’un électron.



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