09 Déc Éviter la perte : une clé neuronale pour comprendre l’anxiété et le syndrome de stress post-traumatique
Des scientifiques de l’Institut Weizmann et des médecins d’Ichilov ont utilisé des électrodes intracrâniennes pour révéler comment le cerveau amplifie le risque de perte, et comment cela peut aider à expliquer les troubles anxieux et le syndrome de stress post-traumatique.
Les gens sont souvent prêts à prendre des risques pour réaliser des profits, mais lorsqu’il y a un risque de perte, ils feront tout leur possible pour éviter ces mêmes risques, même si cela implique d’agir de manière irrationnelle. Ce biais décisionnel est au cœur de la théorie des perspectives, pour laquelle Daniel Kahneman a reçu le prix Nobel d’économie en 2002. Pourtant, la manière dont le risque de perte influence l’apprentissage et la prise de décision, ainsi que les bases neuronales de ce biais, restent largement méconnues.
Une nouvelle étude, dont les résultats ont été publiés dans deux articles, dans Nature et Current Biology, révèle les mécanismes cérébraux qui nous rendent plus sensibles aux pertes et nous poussent à leur accorder plus d’importance qu’aux gains lors de l’apprentissage et de la prise de décision. Une activation excessive ou inappropriée de ces mécanismes pourrait aider à expliquer les comportements observés chez les personnes souffrant de troubles anxieux et de stress post-traumatique.

(de gauche à droite) Dean Halperin, Dr Kristoffer C. Aberg, Prof. Rony Paz et Dr Tamar Reitich-Stolero
Cette étude a été menée par le professeur Rony Paz et le docteur Tamar Reitich-Stolero du Département des Sciences du Ccerveau de l’Institut Weizmann des Sciences, ainsi que par le professeur Ido Strauss, neurochirurgien, et le docteur Firas Fahoum, neurologue, du centre médical Sourasky (Ichilov) de Tel Aviv.
Comment le cerveau évalue les risques
L’amygdale, une structure en forme d’amande située profondément dans le lobe temporal du cerveau, joue un rôle clé dans le traitement de la peur et du stress et dans la régulation de notre réponse aux menaces. « Ces dernières années, les médecins ont de plus en plus souvent implanté des électrodes dans l’amygdale et d’autres régions profondes du cerveau de patients atteints d’épilepsie sévère et résistante aux médicaments, afin de localiser l’origine de leurs crises », explique le professeur Strauss. « Contrairement aux électrodes EEG placées sur le cuir chevelu, qui enregistrent l’activité électrique moyenne de millions de neurones dans de grandes parties du cerveau, les électrodes profondes peuvent détecter l’activation de cellules individuelles. Cela permet aux chercheurs d’étudier en temps réel la manière dont de petits groupes de neurones traitent les informations. »
Dans cette nouvelle étude, les chercheurs de l’Institut Weizmann ont uni leurs forces à celles des médecins d’Ichilov et ont utilisé des électrodes profondes pour étudier les mécanismes neuronaux de l’apprentissage et de la mémoire en situation de risque de perte. Dans la première partie de l’étude, publiée dans Nature, les participants ont été soumis à deux types d’essais pendant que l’activité de neurones individuels dans leur cerveau était enregistrée : certains essais offraient la possibilité de gagner des points, d’autres comportaient le risque d’en perdre. Un son avertissait les participants du type d’essai (gain ou perte), suivi de l’affichage de deux formes géométriques : l’une indiquant que les chances de gain (dans l’essai de gain) ou de perte (dans l’essai de perte) étaient élevées, l’autre indiquant que les chances étaient faibles. Au fil du temps, les participants ont appris quelles options conduisaient systématiquement à de meilleurs résultats.
« Malgré tout, les performances étaient différentes dans les deux types d’essais », explique le Dr. Reitich-Stolero. « Dans les tâches de perte, les participants ignoraient parfois le choix optimal et continuaient à rechercher désespérément des stratégies susceptibles d’éviter complètement les pertes, et non pas seulement de minimiser le risque de perte. En revanche, dans les tâches de gain, ils s’en tenaient à la meilleure option une fois qu’ils l’avaient apprise et étaient moins enclins à rechercher des solutions créatives. »

Prof. Ido Strass
Chaque être vivant est pris dans une lutte constante entre l’utilisation de son expérience passée et la recherche de nouvelles méthodes plus efficaces. La nouvelle étude montre que les humains gèrent ce dilemme différemment selon qu’ils se trouvent dans une situation de gain ou de perte. Face à des pertes potentielles, les gens sont moins enclins à s’appuyer sur leurs connaissances accumulées et plus enclins à continuer d’explorer d’autres options, même si ces choix entraînent davantage de pertes et moins de gains à court terme
.Pour comprendre les mécanismes neuronaux à l’origine de ce comportement, les chercheurs ont surveillé l’activité de centaines de neurones individuels dans différentes régions du cerveau. Ils ont identifié un sous-groupe de cellules dans l’amygdale et le cortex temporal qui s’activaient à un rythme plus élevé juste avant que les participants ne décident d’essayer une nouvelle stratégie. Ces signaux indiquaient essentiellement si la personne était sur le point d’explorer de nouvelles options ou de s’appuyer sur ses connaissances passées.
« Ce mécanisme était tout aussi actif pour les tâches liées aux pertes qu’aux gains, donc au début, nous ne comprenions pas pourquoi les gens exploraient davantage dans les situations de perte », explique le DR. Reitich-Stolero.
Les chercheurs ont émis l’hypothèse que le bruit neuronal, c’est-à-dire les fluctuations aléatoires du taux de décharge des neurones, pouvait jouer un rôle. En effet, ils ont constaté des niveaux plus élevés de bruit neuronal dans l’amygdale lorsque les participants étaient confrontés à des pertes potentielles et lorsqu’ils cherchaient de nouvelles stratégies pour éviter ces pertes. La modélisation informatique a montré que ce bruit était lié à un sentiment d’incertitude et que les gens étaient plus sensibles à l’incertitude lorsqu’ils étaient confrontés à la perspective de pertes plutôt qu’à celle de gains, ce qui les rendait plus enclins à rechercher de nouvelles stratégies. « Lorsque le comportement exploratoire devient incontrôlable, les gens peuvent se retrouver coincés dans une recherche constante de meilleures options, ce qui est une caractéristique des troubles anxieux », explique le Dr. Reitich-Stolero.
Quand le cerveau généralise à outrance
La deuxième partie de l’étude, publiée dans Current Biology, a examiné un autre aspect du processus décisionnel : la capacité à généraliser. Les participants ont entendu des sons qu’ils avaient précédemment appris à associer à des gains ou à des pertes, ainsi que de nouveaux sons similaires ou différents. Les chercheurs ont constaté que les participants avaient tendance à généraliser à outrance dans les situations de perte, considérant comme « familiers » un éventail plus large de nouveaux sons lorsqu’ils étaient similaires à un son précédemment associé à des pertes. De plus, leur cerveau interprétait ces « sons de perte » comme s’ils signalaient un danger.

(g.d.) Dr. Lottem Bergman, Dr. Lilach Goldstein and Dr. Firas Fahoum (photos: Jenny Yerushalmi/Ichilov, Dean Aharoni, Miri Gattenyo/Ichilov)
« La capacité à généraliser est un élément essentiel de l’intelligence », explique le Prof. Paz. « Elle s’est développée au cours de l’évolution, nous permettant de créer des règles de sécurité générales basées sur nos expériences passées et nous protégeant ainsi contre de nouvelles menaces. Mais lorsque la généralisation devient incontrôlable, elle peut être néfaste. C’est pourquoi, après avoir entendu une sirène de roquette, même le bruit d’une moto qui passe peut déclencher une panique. C’est un excellent mécanisme de défense, mais lorsqu’il est hyperactif, comme dans le cas du SSPT, il peut entraîner du stress, de l’anxiété et de la dépression. »
Les enregistrements réalisés à l’aide d’électrodes intracrâniennes ont révélé un mécanisme neuronal qui explique pourquoi nous sommes plus enclins à généraliser lorsqu’il y a un risque de perte. Les neurones de l’amygdale étaient suractivés par des sons similaires au « son de perte », et cette activité précédait la réponse de généralisation. En d’autres termes, l’activité accrue de l’amygdale incitait le cerveau à interpréter les nouveaux sons comme des menaces.
Dr. Genela Morris
« En fonction du niveau d’activité neuronale, nous pouvions prédire si une personne allait généraliser et identifier à tort un son comme familier », note le Prof. Paz. « Le conditionnement négatif peut nous faire croire que nous avons entendu une tonalité différente de celle qui a réellement été émise, c’est-à-dire qu’il peut altérer notre perception sensorielle. Si le rôle de l’amygdale dans la peur et l’anxiété est connu depuis des années, ce n’est que récemment que nous avons pu étudier la prise de décision chez l’être humain avec une telle résolution. Nous pouvons désormais mieux comprendre ce qui ne fonctionne pas dans divers troubles et ouvrir la voie à de meilleurs traitements pour les troubles post-traumatiques et les troubles de l’humeur.»
Le Science en Chiffres
Environ 4 % de la population mondiale souffre actuellement de troubles anxieux.
Environ 70 % des personnes vivent un événement traumatisant au cours de leur vie, et 5,6 % d’entre elles développent un SSPT à la suite de cet événement.
En Israël, le nombre de personnes souffrant de détresse émotionnelle a fortement augmenté depuis le 7 octobre. Un modèle prévoit qu’environ 5,3 % de la population pourrait développer un SSPT à la suite des attentats terroristes et de la guerre.