Déchiffrer le code de la gorge d’un ver

La modélisation du processus d’alimentation d’un minuscule ver révèle le pouvoir des mathématiques et de l’informatique dans l’exploration de la complexité des organismes biologiques.

La gorge du ver rond Caenorhabditis elegans peut sembler un endroit étrange pour explorer la complexité des mécanismes de la vie, jusqu’à ce que l’on se rende compte de la quantité d’informations collectées sur ces minuscules nématodes au cours des dernières décennies. Cette abondance de données est l’une des principales raisons pour lesquelles le ver a été choisi pour faire l’objet d’une nouvelle étude de l’Institut Weizmann des Sciences, qui montre la puissance des modèles mathématiques et algorithmiques pour permettre une compréhension fine et à haute résolution des systèmes biologiques.

Le Dr. Dana Sherman et le Prof. David Harel du Département d’Informatique et de Mathématiques Appliquées de Weizmann ont construit un modèle mathématique du comportement de l’organe d’alimentation du nématode, le pharynx, afin de simuler et d’analyser dans les moindres détails la manière dont les mouvements de déglutition sont générés. En plus d’apporter un nouvel éclairage sur la dynamique de ce processus, l’étude démontre comment les simulations informatiques peuvent, en quelques minutes, aider à réaliser des expériences biologiques qui auraient pris des années en laboratoire, si elles avaient été réalisables

(g-d) Dr. Dana Sherman and Prof. David Harel
(g-d) Dr. Dana Sherman and Prof. David Harel


Un modèle superstar

Avec un corps transparent et environ 1 000 cellules seulement, C. elegans est une superstar scientifique qui a permis des découvertes révolutionnaires en biologie, dont plusieurs ont été récompensées par des prix Nobel. Son génome a été le premier à être entièrement séquencé parmi les organismes multicellulaires, ce qui a permis des études génétiques détaillées, et son physique est idéal pour l’observation en temps réel des processus biologiques. Les scientifiques ont également cartographié l’ensemble de son schéma de câblage neuronal et de sa lignée cellulaire. Pour couronner le tout, C. elegans partage de nombreuses voies biologiques avec l’homme, ce qui en fait un excellent modèle pour comprendre des processus fondamentaux tels que le vieillissement, la neurobiologie et la différenciation cellulaire.

Le pharynx du ver, un organe musculaire composé de plusieurs dizaines de cellules, effectue des mouvements de pompage qui permettent d’absorber les particules de nourriture présentes dans l’environnement. Dans cette nouvelle étude, le Dr. Sherman et le Prof. Harel ont eu recours aux mathématiques classiques pour construire un modèle de pompage, en utilisant une approche ascendante, c’est-à-dire en partant des composants de base pour reconstruire un système plus large. Ces composants et paramètres comprenaient des données sur, entre autres, divers types de cellules musculaires de la gorge, les neurones qui envoient des signaux aux muscles, la propagation de ces signaux et les concentrations de différents ions dans les cellules musculaires. Le modèle comprenait également une description de l’écoulement des fluides et des particules alimentaires à travers la gorge du ver.

Structure de la gorge simulée du ver, en forme de tube à double bulbe ; ses lignes de contour sont en noir ; les lignes grises indiquent l'ouverture maximale de l'espace creux intérieur (lumen) le long de la gorge.
Structure de la gorge simulée du ver, en forme de tube à double bulbe ; ses lignes de contour sont en noir ; les lignes grises indiquent l’ouverture maximale de l’espace creux intérieur (lumen) le long de la gorge.

On peut toutefois se poser la question suivante : Pourquoi construire un modèle de quelque chose qui a déjà été construit par la nature ?

« Les informaticiens ont l’habitude de construire des modèles qui nous préparent à la construction d’objets réels – par exemple, des avions ou des stimulateurs cardiaques », explique le Prof. Harel. « En revanche, notre modèle vise à expliquer le comportement d’un système biologique complexe existant. Si l’on parvient à construire un modèle dont le comportement correspond à tout ce que l’on sait du système, on peut alors faire fonctionner ce modèle dans des conditions différentes, ce qui permet d’observer des phénomènes inconnus. Cela ouvre la voie à des expériences en laboratoire, qui peuvent alors corroborer ou réfuter les prédictions du modèle ».

Le Prof. Harel explique en outre que lorsqu’un système biologique est modélisé, les manipulations simulées de ses gènes ou de ses cellules doivent produire des résultats qui correspondent à ce que l’on sait déjà de ce système dans la vie réelle. Ou, comme il le dit, « si vous essayez de modéliser le développement d’un pancréas, vous ne devriez pas aboutir à quelque chose qui ressemble à un petit doigt ».


Gorge de C. elegans. Image : Susan E. Mango
Gorge de C. elegans. Image : Susan E. Mango


Gonfler le système

Fruit de six années de recherche, le nouveau modèle de l’Institut Weizmann comprend une description complète des mécanismes qui génèrent le mouvement dans les différentes zones du pharynx du ver, ce qui permet d’effectuer des analyses quantitatives du pharynx dans son ensemble, ainsi que de ses différents composants. Le modèle fournit donc une explication détaillée du fonctionnement du pharynx, ce qui n’avait jamais été tenté auparavant.

Par exemple, on savait que les contractions et les relaxations qui constituent les mouvements de pompage du pharynx ne sont pas parfaitement synchronisées : Les contractions commencent à des moments différents dans diverses parties de la gorge et se propagent dans ces parties à des vitesses différentes. Cependant, on savait également que les signaux neuronaux qui déclenchent les contractions du pharynx se propagent très rapidement, presque simultanément, dans l’ensemble de l’organe. Si les contractions suivaient étroitement ces signaux neuronaux, elles auraient dû se produire de manière presque synchronisée. Le modèle a permis de suggérer un mécanisme pour expliquer ces dynamiques apparemment contradictoires.

Graphique montrant les changements qui ont lieu dans le lumen, l'espace creux à l'intérieur du tube digestif du ver, au cours du processus d'alimentation simulé.
Graphique montrant les changements qui ont lieu dans le lumen, l’espace creux à l’intérieur du tube digestif du ver, au cours du processus d’alimentation simulé. Chaque ligne représente le rayon du lumen le long de la gorge – de la bouche (à gauche) à l’intestin (à droite) – à un moment précis de la simulation. La ligne supérieure représente le moment de l’ouverture maximale   du lumen au niveau de la bouche. Les simulations, qui sont en accord avec les mesures effectuées sur le ver lui-même, ont montré que la zone frontale de la gorge commence à se fermer avant ses autres parties, et que la zone située juste derrière le bulbe frontal commence également à se fermer très tôt. Cette dynamique permet de piéger les aliments (cellules bactériennes) et d’éviter qu’ils ne soient expulsés de la bouche avec l’excès de liquide une fois que la gorge commence à se détendre. Tant dans la simulation que dans le ver, la partie arrière du tube, située entre les deux bulbes, est restée fermée, tandis que le bulbe arrière s’est fermé en dernier

En outre, le modèle a fourni une évaluation quantitative de nombreux paramètres qui n’existait pas auparavant et a permis d’expliquer avec une résolution fine l’interaction entre les différents muscles, à la fois dans chaque zone de la gorge et entre les différentes zones. D’autres analyses suggèrent que les cellules situées sur les bords de la gorge jouent un rôle dans sa fonction et pas seulement dans sa structure, comme on le suppose actuellement. En outre, le modèle prédit que chez de minuscules organismes tels que C. elegans, la génération d’un signal électrique de longue durée, tel que celui généré dans les muscles pharyngiens, doit impliquer d’autres ions que le calcium.

Enfin, les scientifiques ont utilisé leur modèle pour mener des expériences au moyen de simulations informatiques, dites « in silico », par allusion aux expériences in vitro et in vivo courantes en biologie. Les chercheurs ont utilisé ces simulations pour tester, par exemple, comment des changements dans la taille ou la forme géométrique de la gorge affecteraient le flux de particules pendant la déglutition. Outre leur exécution quasi instantanée, ces expériences in silico démontrent un autre avantage des modèles mathématiques : Ils permettent des manipulations arbitraires, même celles qui sont irréalisables en laboratoire.

Les prédictions faites par le modèle pourraient indiquer des directions futures prometteuses pour la recherche sur la biologie de C. elegans, mais le minuscule ver pourrait continuer à éclairer le fonctionnement complexe de la vie dans un sens plus large également, en aidant à révéler comment des organes entiers fonctionnent dans d’autres organismes. Comme l’écrivent les chercheurs dans leur rapport, ils espèrent que leur approche mathématique « permettra à des non-spécialistes d’utiliser ce type de modélisation pour étudier d’autres systèmes biologiques ».

 

La Science en Chiffres

Les nématodes, également connus sous le nom de vers ronds, constituent l’un des groupes d’animaux les plus diversifiés et les plus abondants sur Terre. On estime qu’ils comprennent plus d’un million d’espèces, présentes dans pratiquement tous les écosystèmes. On estime que pour chaque être humain sur la planète, il y a environ 60 milliards de nématodes.



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