L'IA fait jouer ses muscles

L’IA fait jouer ses muscles

Un modèle d’apprentissage automatique apporte un nouvel éclairage sur le développement musculaire.

Les sciences de la vie n’ont jamais été aussi numériques. Pour en savoir plus sur les processus vitaux, les biologistes collectent des quantités massives de données que les informaticiens analysent au moyen de modèles informatiques sophistiqués qu’ils développent. Ces dernières années, le Dr Ori Avinoam, du Département des Sciences Biomoléculaires de l’Institut Weizmann des Sciences, a été confronté à une énigme biologique non résolue : comment les cellules souches génèrent-elles de nouvelles fibres musculaires ? Dans sa recherche d’une réponse, le docteur Avinoam s’est tourné vers son ami, le Dr Assaf Zaritsky, du Département d’Ingénierie des Logiciels et des Systèmes d’Information de l’université Ben-Gurion du Néguev, et ils ont commencé ensemble à développer un modèle d’apprentissage automatique capable de suivre ce processus biologique complexe. Comme les chercheurs l’ont récemment indiqué dans la revue Molecular Systems Biology, leur modèle pouvait attribuer des notes numériques à chaque cellule au cours de sa maturation unique, ce qui leur a permis de définir un nouveau point de contrôle régulateur dans ce processus.

Les cellules souches à partir desquelles le tissu musculaire se développe sont créées dans l’embryon, mais quelques-unes d’entre elles sont encore présentes dans les muscles adultes. La plupart du temps, ces cellules sont dormantes, mais en cas de croissance, d’activité physique intense ou de blessure, elles entrent en action. Dans un premier temps, les cellules souches se divisent pour augmenter leur nombre. Elles cessent ensuite de se diviser et subissent une partie du processus de maturation, que l’on appelle la différenciation, au cours de laquelle les cellules se spécialisent dans l’exécution d’une fonction unique et acquièrent les caractéristiques nécessaires pour la remplir. Dans le cas du tissu musculaire, les cellules souches en cours de différenciation s’allongent, commencent à synthétiser les fibres protéiques qui donnent aux muscles leur capacité caractéristique à se contracter, puis migrent vers l’endroit où le tissu se régénère. Une fois arrivées à destination, elles fusionnent pour former une longue cellule, appelée fibre musculaire. C’est l’ensemble de ces cellules qui constitue le muscle entier. Jusqu’à présent, cependant, les scientifiques ont eu du mal à comprendre comment les cellules souches progressent sur cette voie de spécialisation et ce qui les fait passer d’un stade à l’autre.

 

debout (l-r): Amit Shakarchy and Dr. Assaf Zaritsky. Assis (l-r): Adi Hazak and Dr. Ori Avinoam
debout (l-r): Amit Shakarchy and Dr. Assaf Zaritsky. Assis (l-r): Adi Hazak and Dr. Ori Avinoam

Pour répondre à ces questions, Giulia Zarfati et Adi Hazak du laboratoire  du docteur Avinoam ont documenté en temps réel le développement des fibres musculaires à partir de cellules souches isolées chez la souris. Ils ont décidé de se concentrer sur deux changements : le mouvement des cellules et la fabrication de fibres protéiques à l’intérieur de celles-ci, ce qui est essentiel pour générer un muscle adulte capable de se contracter. Pour suivre le mouvement de ces cellules, les chercheurs ont marqué par fluorescence leur noyau et l’un des composants protéiques, appelé actine, qui est essentiel à la fabrication des fibres. Tout au long d’une journée de différenciation, les chercheurs ont réalisé de nombreuses vidéos documentant, au niveau de chaque cellule, les étapes par lesquelles des centaines de cellules souches deviennent des cellules musculaires adultes et fusionnent en une nouvelle fibre.

Après avoir recueilli de nombreuses données biologiques, les scientifiques ont fait équipe avec l’étudiant en recherche Amit Shakarchy du laboratoire du docteur  Zaritsky pour construire un modèle qui représenterait avec précision ce processus dynamique. « Les deux groupes de recherche ont dû apprendre le langage de l’autre », explique le docteur Avinoam. « L’équipe d’Assaf a appris ce qu’est une cellule musculaire différenciée et comment nous savons qu’elle a fusionné avec d’autres cellules pour former une fibre musculaire. Mon équipe a dû étudier les bases de l’apprentissage automatique et la manière d’analyser les données recueillies à partir d’une séquence d’observations à différents moments. Ensuite, nous avons dû réfléchir ensemble à la manière de traduire le processus biologique en un modèle informatique capable d’en suivre l’évolution ».

La construction d’un modèle informatisé capable de suivre un processus biologique dynamique est un défi de taille. « Tout d’abord, nous avons dû décider comment définir le moment de la différenciation d’une cellule », explique le docteur Zaritsky. « Ensuite, nous avons dû choisir si et comment utiliser cette information temporelle. Nous avons décidé de l’intégrer lors de l’entraînement d’un modèle supervisé qui suit le mouvement des cellules et l’intensité de la lumière fluorescente émise par les fibres d’actine qu’elles contiennent. Le modèle a également examiné les dérivés de ces données, tels que les changements dans la vitesse de déplacement des cellules et l’évolution de la structure des fibres d’actine au cours du temps ».

Les chercheurs ont découvert qu’au fur et à mesure que le processus de différenciation progressait, la motilité des cellules diminuait, tandis que la force du signal provenant de leurs fibres d’actine augmentait. Le modèle d’apprentissage automatique, entraîné à distinguer les cellules souches des cellules musculaires adultes, a créé un indice quantitatif en temps réel qui attribue une note numérique à chaque cellule, en fonction de son degré de différenciation. Lorsque le modèle a été testé sur des expériences pour lesquelles il n’avait pas été entraîné, les chercheurs ont constaté que la plupart des cellules souches obtenaient progressivement un score plus élevé au cours du processus de différenciation, atteignant la note la plus élevée lorsque le processus était terminé. « Le modèle nous a montré que la différenciation est un processus graduel et décentralisé, de sorte que les cellules ne progressent pas ensemble par étapes – elles suivent plutôt différents modèles de progression », explique le docteur Avinoam. « Il s’agit d’une découverte inattendue, car nous avions supposé que les cellules adopteraient un comportement collectif.

« La capacité de suivre en continu et en temps réel les cellules en transition pourrait nous aider à l’avenir à surveiller l’évolution des maladies d’une manière sans précédent. Aujourd’hui, par exemple, nous examinons les tumeurs cancéreuses en effectuant une biopsie, un prélèvement qui est figé dans le temps et qui ne nous fournit pas d’informations continues sur un processus biologique dynamique », ajoute le docteur Zaritsky.

 

S’arrêter avant de fusionner

Bien que le modèle suggère que les différentes cellules achèvent leur processus de maturation à des moments différents, il a également permis de constater qu’à partir du moment de l’achèvement, il y a une période constante d’environ trois heures avant qu’elles ne fusionnent et ne deviennent des fibres musculaires. Cela a conduit les chercheurs à postuler qu’à un certain point de contrôle, chaque cellule s’assure qu’elle a bien fini de se différencier, et ce n’est qu’à ce moment-là que le processus de fusion se met en branle.

Des études antérieures avaient suggéré qu’une enzyme appelée p38 régulait le développement musculaire, mais son rôle précis était inconnu. Pour vérifier si l’enzyme était le composant crucial de l’étape du point de contrôle, les chercheurs ont inhibé son activité et ont constaté que les cellules étaient effectivement bloquées : elles ne fusionnaient pas en une nouvelle fibre musculaire.

 

La construction des muscles : Les cellules souches musculaires (dont les noyaux sont marqués en bleu) modifient progressivement leur structure et leur fonction pour devenir des cellules musculaires adultes (dont les noyaux deviennent rouges).
La construction des muscles : Les cellules souches musculaires (dont les noyaux sont marqués en bleu) modifient progressivement leur structure et leur fonction pour devenir des cellules musculaires adultes (dont les noyaux deviennent rouges). Ces cellules finiront par fusionner en une longue cellule musculaire dotée de plusieurs noyaux. Le muscle peut se contracter grâce au grand nombre de fibres protéiques créées dans les cellules musculaires adultes (en vert).

Lorsque les chercheurs ont utilisé l’algorithme dérivé du modèle informatique, ils ont constaté que les cellules dans lesquelles l’enzyme avait été bloquée se voyaient attribuer un score numérique qui continuait à augmenter. En d’autres termes, même en l’absence de l’enzyme, les cellules ont achevé avec succès leur processus de différenciation, mais n’ont pas atteint le stade de la fusion. Les chercheurs en ont conclu que le point de contrôle intervient à la fin du processus de différenciation, mais avant la phase de fusion. Mais pourquoi les cellules sont-elles restées bloquées à cette étape en l’absence de l’enzyme.

Le modèle a suggéré une explication possible, en montrant que lorsque l’activité de l’enzyme était inhibée, les fibres d’actine s’organisaient différemment au cours de la différenciation. Lorsque les chercheurs ont mesuré le niveau de protéines exprimées dans les cellules inhibées, les résultats ont confirmé la prédiction du modèle : les cellules exprimaient un niveau élevé de protéines responsables de l’organisation des fibres d’actine dans le cytosquelette – une étape importante du processus de différenciation et de préparation des cellules à la fusion. Dans le même temps, les cellules présentaient des niveaux plus faibles de protéines nécessaires à la fusion, celles qui contribuent à la création des fibres musculaires adultes et permettent aux muscles de se contracter. « Les cellules sont bloquées à un stade où elles sont prêtes à fusionner », explique le Prof. Avinoam. « Ainsi, lorsque l’enzyme redevient active, elles peuvent reprendre le processus de fusion. En fait, nous pensons qu’il s’agit du point de contrôle central auquel le muscle s’assure que ses cellules ont achevé leur préparation à la fusion en une nouvelle fibre musculaire. En plus d’apporter un nouvel éclairage sur le développement musculaire, cette découverte montre que les modèles informatisés sont capables d’identifier des points de contrôle importants dans les processus biologiques dynamiques. »

 

La Science en Chiffres
Le biceps fémoral, muscle du dos de la cuisse, contient plus de 37,5 millions de noyaux cellulaires. Il est constitué de plus de 250 000 fibres musculaires, dont chacune contient en moyenne 150 noyaux cellulaires après les processus de différenciation et de fusion



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